La Reine aveugle du foyer
« Ma grosse poule, mon redondant plumage, mon duvet nacré »
« Ma robe chaude d’été. Mon sensationnel feuillage, mon Eve-ève-ève, mon événement cossu », chantonne-t-elle.
Elle s’assied sur la chaise qui gémit. Comme elle est grasse, la Napoule ! D’une main potelée, elle soutien son visage, pâle comme un café crème. D’un doigt, elle soulève la tasse, la porte à la bouche pour boire longuement.
L’horloge
et la tapisserie fleurie
par un beau matin d’été. Une large bande de lumière jaune au-dessus de la cheminée : c’est là qu’est posé le regard de Napoule. Il attend entre deux bourgeons de tapisserie. Il a quitté la chaise et s’en est allé sur le mur, dans les effluves florales : ainsi rêve-t-elle.
La maison est encore calme. L’horloge tique-taque. Ca sent le lait. Napoule caresse sa joue forte et rosie. C’est une joue saine, pense-t-elle, et je suis mélancolique. Comment se peut-il que, saine de corps, je ne sois point saine d’esprit ?
Je me fais du mauvais sang.
Napoule est une belle plante qui ne se plaît pas. Tout le monde aime Napoule, mais elle n’aime pas le genre de sentiment qu’on lui porte : alors, au fond – caressant sa joue – elle voudrait s’effacer, tout comme d’un œil torve à présent elle cherche à renvoyer le soleil, c’est à dire sa lumière, cet été lumineux, ce matin plein d’espoirs, drôle de mélancolie. Arrêter ce matin d’été, tant il est sûr qu’elle Napoule, sera amenée à souffrir, et tant elle est sûre que sa souffrance sera certaine. Les pensées de Napoule échouent sur la tapisserie tandis que son doigt répète un dessin rond sur sa joue.
Napoule a mis l’ensemble de satin noir qu’elle tient de son arrière-grand-mère. Il l’enveloppe tel un vieil emballage de papier soyeux : dedans, Napoule se sent majestueuse. La mélancolie s’envole dans un soupir et une rage classique gonfle sa gorge : c’est trop de grandeur, pense-t-elle, pour mes amis. C’est trop de splendeur pour notre temps qui n’a d’yeux que pour les couleurs fluos et les êtres androgynes. Je suis une reine, souffle Napoule
Démocratie
Libéralisme
dit-elle, que de concepts. Pas de belles images. Monarchie, Dame, Valet et As parcontre composent une main superbe. Elle croit tenir tout l’éventail les cartes, elle entend glisser les cartons glacés. Cœur, pique. Napoule joue mieux encore que la reine d’Alice. Le chat s’étire sur la table.
Napoule allume la télévision. L’image est fluette dans le soleil, on distingue cependant la roue irisée d’un paon. L’oiseau avance fièrement. Son pas saccadé indique une noblesse unique, qui révèle sa splendeur par à-coups, l’offrant petit à petit comme des pièces une à une dans les paumes, les boîtes, les bérêts que tendent les mendiants au bord de l’avenue. Napoule-paon a acheté hier un livre sur les oiseaux d’Asie. De belles photos.
Le paon disparaît dans un buisson en criant. L ‘image se ternit. L’écran crépite lorsque Napoule l’effleure d’une manche. Elle va éteindre le poste. A quoi bon, pense-t-elle, ce paon qui décore le jardin d’un milliardaire. Elles se rappelle l’amie Cathy qui a peur des oiseaux, elle craint les pigeons qui frou-froutent maladroitement et puis risquent de vous voler à la figure. « C’est rien » avait dit Napoule, « à chacun une même peur, à chacun un autre porte-trouille ». Mon porte-trouille, songe Napoule, c’est toute cette graisse qui me ceint les hanches. J’ai des hanches de navire. Et lorsque je serai morte je grouillerai de vers. Un cerceau de lombric sera mon ventre. Cela l’empêche de finir son café. Elle soupire, féminine, en levant les yeux au plafond.
A présent, la lumière s’attarde sur le pas de la porte. Bientôt ses amis vont arriver, et elle aura besoin de toutes ses fesses pour combler ses amoureux… Quel travail. Elle s’imagine sous les traits d’un masque sévère en terre trop cuite, yeux fougueux, nez insolent, lèvre adroites, main ferment qui d’en haut dirigent… Des larmes tomberont de ses yeux de masque solitaire. Napoule-la-Solitaire. Solitude et grandeur seront égales. (Sa solitude) son malheur sera admirable car elle l’aura mérité. Son malheur sera le seul vrai (justifié) au monde, et elle pleurera en paix toutes ses premières et dernières larmes. Grandiose, Napoule sera profondément admirée. Damien l’aimera depuis toujours d’un seul, donc vrai et entier amour.
Napoule a de la tendresse pour ses amis. Elle a besoin d’eux, elle a besoin d’aimer. Et c’est bien ainsi, car il est bon et juste d’aimer son prochain, pense-t-elle, et : voilà ce que je pense, voilà qui je suis.
Quelqu’un a sonné à la porte, Napoule ne bouge pas, le chien aboie. Quelqu’un d’autre est allé ouvrir. La porte s’entrebâille sur Papa, le père de Napoule, qui annonce :
Dinu est arrivé !
Napoule re-soupire et pousse la tasse.
Mais qu’a-t-elle donc, ma fille bien aimée ? demande Papa en posant une main sur la nuque de Napoule. Elle hausse les épaules, excédée :
Je ne sais pas.
Papa attend.
Je ne me sens rien, précise-t-elle.
Oh, comme ton nez est froid, constate papa. Puis : Je m’en vais travailler. Napoule, le regard plongé dans la tasse vide, l’écoute s’en aller sans mot dire.
Entre Dinu.
Bonjour Napoule
Na
Poule !
Va te faire…
A tes amours.
Elle a un idéal. Il l’auréole si bien que Napoule brille dans le noir, parfois. Dinu s’en moque. Napoule aime les Autres, toujours plus beaux qu’elle, mais elle les aime mal, avec morosité. (L’amour, ce sentiment Napoulien, c’est le complexe originel d’où jaillissent de spirituelles généralités. Napoule a la langue bien pendue dès qu’elle fait un effort, sinon elle n’est qu’un monceau de fières apparences).
Dinu, frère de Napoule au grand nez, se déteste, lui et sa chevelure frisotée. Il tortille une boucle d’un doigt.
Agaceur de dames ! lui jette Napoule.
Dinu prend le journal et le déplie. Il entend sa sœur remuer de l’autre côté des pages : elle joue avec la cuiller, secoue la tête, soupire. Elle contemple ses chaussures : J’aime, oui, minaude-t-elle, cette chaussure rouge me réussit. Elle me fait le pied espagnol.
Et l’autre ? demande Dinu.
Uniquement mon pied droit, rétorque Napoule, insensée.
Granaaadaaa, chante Dinu. Grande Féria de Nîmes, lit-il.
L’amour est – mon pied contre un matador, propose-t-elle.
Au cul, oui, répond-il. On ne peut prendre la bête –
Que suerte !
Le chat lassé saute de la table.
Tiens, il était là. On ne le remarque même plus, ce chat
Dinu pose son journal.
Qu’allons-nous faire ? demande Napoule. J’ai du pain sur la planche.
Alors va –
J’ai pas envie
Il fait beau
Les amis sont tous là. Damien est installé sur les genoux opulents de Napoule. Il est bien. Agréable (et brûlante), Napoule embrasse l’oreille de Damien qui ronronne d’aise. Les autres boivent du thé ainsi que leurs propos.
Que faire que faire que faire.
Et s’il faisait nuit ? propose Napoule, romantique.
Tu sais faire ça, toi ? Demande Marie-Cécile.
Conneries, condamne Damien. Mes enfants, si on se tapait un DVD ? Du cul !
Cette maison restera propre, dit Napoule. La maison est le reflet de l’âme.
Tel maître, telle âme, complète Cyrille.
Mes frère, poursuit Damien qui a quitté les genoux de Napoule, rions. Passons au salon.
Damien met le DVD en route tandis que Marie-Cécile baisse les stores. L’ombre vieillit la pièce d’une demi-journée.
Si seulement c’était déjà fini, pense Napoule. Elle prend place sur le canapé, entre Cyrille et Damien. La télé s’allume sur une tempête grise. Dans son fauteuil, Dinu cligne des yeux.
Ses cils soyeux titillent Marie-Cécile, c’est nerveux.
Ses cils longs comme des cils mais épais comme un bosquet la séduisent. Alors qu’elle désire les embrasser, le film commence et lui tourne la tête.
Napoule regarde les images, entourée d’hommes qui lui effleurent les côtes, mais pas les seins. Ces organes ne sont pas pour les amis. Les seins de Napoule existent pourtant, petits et fades comme des flans industriels. Damien les a vus nus sous la douche. Le visage de Damien ressemble aux seins de Napoule, pense Cyrille. Les autres rient : l’inspecteur Labavure vient de trébucher.
Les jambes de Cyrille sont allongées en travers de celles de Napoule. Elles pèsent confortablement. La main de Damien est fermée sur l’épaule de Napoule qu’il continue ainsi, qui l’ouvre sur son corps à elle, lui. Damien en est tout suffoqué, subitement. Il a compris – et manque ainsi le meilleur moment du film :
Tout devant sur l’écran étalé, l’inspecteur grimasse.
L’inspecteur Labavure est un con, ce film est con, jubile Dinu. Les gens sont cons. CONS dit-il à haute voix.
Qui ça, moi ?
Ta gueule, hurle Damien. De rire.
Ils s’étranglent. Le canapé tangue et roule. Ah –je tombe, couine Napoule. Cyrille la retient d’une main ferme. C’est étonnant : brusquement si ferme, belle et bien vivante dans un rai de lumière, éclatante de blancheur poilue.
T’as des tas de poils, toi, commente Napoule.
Ils sont longs et noir, beuh ! s’horripile Damien. Cils, pense Marie-Cécile. Silence ! Ordonne Dinu.
Marie-Cécile voit la moustache de l’inspecteur comme tressée de cils. Celui-ci éternue. Sa moustache palpite car un désire secret l’anime.
Qu’il est beau, l’héros ! s’exclame-t-elle.
Non, il a les yeux mauvais.
Sur l’écran, l’image flamboie. Napoule se laisse aller à l’aventure. Soutenue d’un côté par Cyrille et par Damien de l’autre, par devant l’image (le film) l’élève pieusement ; le moelleux du canapé suit. Le monde s’estompe et Napoule s’en va dans la télévision.
Après le film, on peut passer directement à table puisque Maman et la bonne ont fait le nécessaire. On s’est levé pour aller se rassoir quelques pièces plus loin, à la grande table napée de rose. Damien s’occupe du vin. Maman se sert en premier, puis les plats circulent librement.
Les amis de mes enfants sont mes enfants, a dit Maman.
Napoule boude. Sa moue éveille l’attention. Papa, qui est assis en face, ne peut consoler sa fille par une caresse : Damien s’en charge. Il l’enlace. Ma divine, lui murmure-t-il à l’oreille. Napoule se fait toute molle.
Qu’est-ce qu’elle a ? demande Cyrille sans lever les yeux.
Alors ce film ? demande Papa.
Dinu raconte.
Très fort, très fort, dit Papa. Dans le genre l’un des meilleurs qui soient. Je l’ai vu une bonne demi-douzaine de fois.
Très fort, très fort, dit Napoule.
Papa se lamente : on se moque toujours de moi !
Mais non Monsieur, dit Damien.
Personne ne trouve rien à redire à cela.
Dans le silence, els choses prennent une importance épanouie. Napoule regarde se déplacer les plats. Les verres, les mains. Ces mouvements sont bien peu spectaculaires. On s’ennuie à table. Même l’amour, pense Napoule, n’y changera rien : ceux qu’on aime restent pareils à eux-mêmes, qu’on les chérisse, les adore ou les embrasse.
J’ai faim, fait remarquer Napoule.
Mange, propose Papa.
Elle ne peut pas, elle est trop grasse.
Elle se voit en autruche empaillée. Un boa de plumes pendouille dans l’amoire. La passion fuit Napoule comme le mythe la naphtaline. L’âme n’est plus. Être – une enveloppe vide – loppe loppe
Napoule et ses amis parlent beaucoup. Par précaution, les mots évitent le silence. Mais aujourd’hui le bon vieux stratagème échoue. C’est en silence que Napoule, accompagnée de Damien, sort dans le jardin. Ils pénètrent une verdure paradisiaque où la lumière éclate en gerbes, car le Mistral souffle et bouleverse la flore.
Le vent chuinte dans le creux de l’oreille.
Quel vacarme, dit Damien.
Napoule observe une mouette qui vole vers la plage, tiret –
- tirade argentée, interrompue par une brusque bourrasque, qui reprend sa glissade un peu plus loin.
Napoule frissonne. Le grand air la sépare des siens. Derrière Napoule, la maison, le dôme, la carapace, l’œuf de la connaissance affirme parfaitement… ce que Napoule dans un sel élan sentimental sait être. Chez elle. Chez moi, dit Napoule en avançant dans le jardin.
L’herbe ensoleillée s’étale devant. Fleurs, arbuste, cyprès et sentier continuent le famillier jusqu’à la haie, où l’ombre l’étouffe. Si je quitte le jardin, pense Napoule, j’entre dans le vaste monde. Je serai et n’irai nulle part. Alors que ce jardin est l’arrangement concerté d’une multitude qui rappelle des souvenirs : le chat à l’affût – le cerisier – les cailloux – un papillon. Présentement, le passé illumine les choses. Sur l’herbe courbée par le vent des images heureuses dansent la ronde. Damien, l’air léger et dissipé, sent une rose. Le pré résonne de reflets métalliques. Soleil orangé, il est cinq heures.
Napoule rentre dans la maison pour prendre le thé. Depuis la cuisine, à travers la fenêtre, elle voit Damien immobile près des fleurs. Puis elle s’en va au salon.
Il reste dans la cuisine un courant d’air amer : le fantôme du passage de Napoule qui soutient le regard de Damien, maintenant posé sur la fenêtre vide.
« Ma grosse poule, mon redondant plumage, mon duvet nacré »
« Ma robe chaude d’été. Mon sensationnel feuillage, mon Eve-ève-ève, mon événement cossu », chantonne-t-elle.
Elle s’assied sur la chaise qui gémit. Comme elle est grasse, la Napoule ! D’une main potelée, elle soutien son visage, pâle comme un café crème. D’un doigt, elle soulève la tasse, la porte à la bouche pour boire longuement.
L’horloge
et la tapisserie fleurie
par un beau matin d’été. Une large bande de lumière jaune au-dessus de la cheminée : c’est là qu’est posé le regard de Napoule. Il attend entre deux bourgeons de tapisserie. Il a quitté la chaise et s’en est allé sur le mur, dans les effluves florales : ainsi rêve-t-elle.
La maison est encore calme. L’horloge tique-taque. Ca sent le lait. Napoule caresse sa joue forte et rosie. C’est une joue saine, pense-t-elle, et je suis mélancolique. Comment se peut-il que, saine de corps, je ne sois point saine d’esprit ?
Je me fais du mauvais sang.
Napoule est une belle plante qui ne se plaît pas. Tout le monde aime Napoule, mais elle n’aime pas le genre de sentiment qu’on lui porte : alors, au fond – caressant sa joue – elle voudrait s’effacer, tout comme d’un œil torve à présent elle cherche à renvoyer le soleil, c’est à dire sa lumière, cet été lumineux, ce matin plein d’espoirs, drôle de mélancolie. Arrêter ce matin d’été, tant il est sûr qu’elle Napoule, sera amenée à souffrir, et tant elle est sûre que sa souffrance sera certaine. Les pensées de Napoule échouent sur la tapisserie tandis que son doigt répète un dessin rond sur sa joue.
Napoule a mis l’ensemble de satin noir qu’elle tient de son arrière-grand-mère. Il l’enveloppe tel un vieil emballage de papier soyeux : dedans, Napoule se sent majestueuse. La mélancolie s’envole dans un soupir et une rage classique gonfle sa gorge : c’est trop de grandeur, pense-t-elle, pour mes amis. C’est trop de splendeur pour notre temps qui n’a d’yeux que pour les couleurs fluos et les êtres androgynes. Je suis une reine, souffle Napoule
Démocratie
Libéralisme
dit-elle, que de concepts. Pas de belles images. Monarchie, Dame, Valet et As parcontre composent une main superbe. Elle croit tenir tout l’éventail les cartes, elle entend glisser les cartons glacés. Cœur, pique. Napoule joue mieux encore que la reine d’Alice. Le chat s’étire sur la table.
Napoule allume la télévision. L’image est fluette dans le soleil, on distingue cependant la roue irisée d’un paon. L’oiseau avance fièrement. Son pas saccadé indique une noblesse unique, qui révèle sa splendeur par à-coups, l’offrant petit à petit comme des pièces une à une dans les paumes, les boîtes, les bérêts que tendent les mendiants au bord de l’avenue. Napoule-paon a acheté hier un livre sur les oiseaux d’Asie. De belles photos.
Le paon disparaît dans un buisson en criant. L ‘image se ternit. L’écran crépite lorsque Napoule l’effleure d’une manche. Elle va éteindre le poste. A quoi bon, pense-t-elle, ce paon qui décore le jardin d’un milliardaire. Elles se rappelle l’amie Cathy qui a peur des oiseaux, elle craint les pigeons qui frou-froutent maladroitement et puis risquent de vous voler à la figure. « C’est rien » avait dit Napoule, « à chacun une même peur, à chacun un autre porte-trouille ». Mon porte-trouille, songe Napoule, c’est toute cette graisse qui me ceint les hanches. J’ai des hanches de navire. Et lorsque je serai morte je grouillerai de vers. Un cerceau de lombric sera mon ventre. Cela l’empêche de finir son café. Elle soupire, féminine, en levant les yeux au plafond.
A présent, la lumière s’attarde sur le pas de la porte. Bientôt ses amis vont arriver, et elle aura besoin de toutes ses fesses pour combler ses amoureux… Quel travail. Elle s’imagine sous les traits d’un masque sévère en terre trop cuite, yeux fougueux, nez insolent, lèvre adroites, main ferment qui d’en haut dirigent… Des larmes tomberont de ses yeux de masque solitaire. Napoule-la-Solitaire. Solitude et grandeur seront égales. (Sa solitude) son malheur sera admirable car elle l’aura mérité. Son malheur sera le seul vrai (justifié) au monde, et elle pleurera en paix toutes ses premières et dernières larmes. Grandiose, Napoule sera profondément admirée. Damien l’aimera depuis toujours d’un seul, donc vrai et entier amour.
Napoule a de la tendresse pour ses amis. Elle a besoin d’eux, elle a besoin d’aimer. Et c’est bien ainsi, car il est bon et juste d’aimer son prochain, pense-t-elle, et : voilà ce que je pense, voilà qui je suis.
Quelqu’un a sonné à la porte, Napoule ne bouge pas, le chien aboie. Quelqu’un d’autre est allé ouvrir. La porte s’entrebâille sur Papa, le père de Napoule, qui annonce :
Dinu est arrivé !
Napoule re-soupire et pousse la tasse.
Mais qu’a-t-elle donc, ma fille bien aimée ? demande Papa en posant une main sur la nuque de Napoule. Elle hausse les épaules, excédée :
Je ne sais pas.
Papa attend.
Je ne me sens rien, précise-t-elle.
Oh, comme ton nez est froid, constate papa. Puis : Je m’en vais travailler. Napoule, le regard plongé dans la tasse vide, l’écoute s’en aller sans mot dire.
Entre Dinu.
Bonjour Napoule
Na
Poule !
Va te faire…
A tes amours.
Elle a un idéal. Il l’auréole si bien que Napoule brille dans le noir, parfois. Dinu s’en moque. Napoule aime les Autres, toujours plus beaux qu’elle, mais elle les aime mal, avec morosité. (L’amour, ce sentiment Napoulien, c’est le complexe originel d’où jaillissent de spirituelles généralités. Napoule a la langue bien pendue dès qu’elle fait un effort, sinon elle n’est qu’un monceau de fières apparences).
Dinu, frère de Napoule au grand nez, se déteste, lui et sa chevelure frisotée. Il tortille une boucle d’un doigt.
Agaceur de dames ! lui jette Napoule.
Dinu prend le journal et le déplie. Il entend sa sœur remuer de l’autre côté des pages : elle joue avec la cuiller, secoue la tête, soupire. Elle contemple ses chaussures : J’aime, oui, minaude-t-elle, cette chaussure rouge me réussit. Elle me fait le pied espagnol.
Et l’autre ? demande Dinu.
Uniquement mon pied droit, rétorque Napoule, insensée.
Granaaadaaa, chante Dinu. Grande Féria de Nîmes, lit-il.
L’amour est – mon pied contre un matador, propose-t-elle.
Au cul, oui, répond-il. On ne peut prendre la bête –
Que suerte !
Le chat lassé saute de la table.
Tiens, il était là. On ne le remarque même plus, ce chat
Dinu pose son journal.
Qu’allons-nous faire ? demande Napoule. J’ai du pain sur la planche.
Alors va –
J’ai pas envie
Il fait beau
Les amis sont tous là. Damien est installé sur les genoux opulents de Napoule. Il est bien. Agréable (et brûlante), Napoule embrasse l’oreille de Damien qui ronronne d’aise. Les autres boivent du thé ainsi que leurs propos.
Que faire que faire que faire.
Et s’il faisait nuit ? propose Napoule, romantique.
Tu sais faire ça, toi ? Demande Marie-Cécile.
Conneries, condamne Damien. Mes enfants, si on se tapait un DVD ? Du cul !
Cette maison restera propre, dit Napoule. La maison est le reflet de l’âme.
Tel maître, telle âme, complète Cyrille.
Mes frère, poursuit Damien qui a quitté les genoux de Napoule, rions. Passons au salon.
Damien met le DVD en route tandis que Marie-Cécile baisse les stores. L’ombre vieillit la pièce d’une demi-journée.
Si seulement c’était déjà fini, pense Napoule. Elle prend place sur le canapé, entre Cyrille et Damien. La télé s’allume sur une tempête grise. Dans son fauteuil, Dinu cligne des yeux.
Ses cils soyeux titillent Marie-Cécile, c’est nerveux.
Ses cils longs comme des cils mais épais comme un bosquet la séduisent. Alors qu’elle désire les embrasser, le film commence et lui tourne la tête.
Napoule regarde les images, entourée d’hommes qui lui effleurent les côtes, mais pas les seins. Ces organes ne sont pas pour les amis. Les seins de Napoule existent pourtant, petits et fades comme des flans industriels. Damien les a vus nus sous la douche. Le visage de Damien ressemble aux seins de Napoule, pense Cyrille. Les autres rient : l’inspecteur Labavure vient de trébucher.
Les jambes de Cyrille sont allongées en travers de celles de Napoule. Elles pèsent confortablement. La main de Damien est fermée sur l’épaule de Napoule qu’il continue ainsi, qui l’ouvre sur son corps à elle, lui. Damien en est tout suffoqué, subitement. Il a compris – et manque ainsi le meilleur moment du film :
Tout devant sur l’écran étalé, l’inspecteur grimasse.
L’inspecteur Labavure est un con, ce film est con, jubile Dinu. Les gens sont cons. CONS dit-il à haute voix.
Qui ça, moi ?
Ta gueule, hurle Damien. De rire.
Ils s’étranglent. Le canapé tangue et roule. Ah –je tombe, couine Napoule. Cyrille la retient d’une main ferme. C’est étonnant : brusquement si ferme, belle et bien vivante dans un rai de lumière, éclatante de blancheur poilue.
T’as des tas de poils, toi, commente Napoule.
Ils sont longs et noir, beuh ! s’horripile Damien. Cils, pense Marie-Cécile. Silence ! Ordonne Dinu.
Marie-Cécile voit la moustache de l’inspecteur comme tressée de cils. Celui-ci éternue. Sa moustache palpite car un désire secret l’anime.
Qu’il est beau, l’héros ! s’exclame-t-elle.
Non, il a les yeux mauvais.
Sur l’écran, l’image flamboie. Napoule se laisse aller à l’aventure. Soutenue d’un côté par Cyrille et par Damien de l’autre, par devant l’image (le film) l’élève pieusement ; le moelleux du canapé suit. Le monde s’estompe et Napoule s’en va dans la télévision.
Après le film, on peut passer directement à table puisque Maman et la bonne ont fait le nécessaire. On s’est levé pour aller se rassoir quelques pièces plus loin, à la grande table napée de rose. Damien s’occupe du vin. Maman se sert en premier, puis les plats circulent librement.
Les amis de mes enfants sont mes enfants, a dit Maman.
Napoule boude. Sa moue éveille l’attention. Papa, qui est assis en face, ne peut consoler sa fille par une caresse : Damien s’en charge. Il l’enlace. Ma divine, lui murmure-t-il à l’oreille. Napoule se fait toute molle.
Qu’est-ce qu’elle a ? demande Cyrille sans lever les yeux.
Alors ce film ? demande Papa.
Dinu raconte.
Très fort, très fort, dit Papa. Dans le genre l’un des meilleurs qui soient. Je l’ai vu une bonne demi-douzaine de fois.
Très fort, très fort, dit Napoule.
Papa se lamente : on se moque toujours de moi !
Mais non Monsieur, dit Damien.
Personne ne trouve rien à redire à cela.
Dans le silence, els choses prennent une importance épanouie. Napoule regarde se déplacer les plats. Les verres, les mains. Ces mouvements sont bien peu spectaculaires. On s’ennuie à table. Même l’amour, pense Napoule, n’y changera rien : ceux qu’on aime restent pareils à eux-mêmes, qu’on les chérisse, les adore ou les embrasse.
J’ai faim, fait remarquer Napoule.
Mange, propose Papa.
Elle ne peut pas, elle est trop grasse.
Elle se voit en autruche empaillée. Un boa de plumes pendouille dans l’amoire. La passion fuit Napoule comme le mythe la naphtaline. L’âme n’est plus. Être – une enveloppe vide – loppe loppe
Napoule et ses amis parlent beaucoup. Par précaution, les mots évitent le silence. Mais aujourd’hui le bon vieux stratagème échoue. C’est en silence que Napoule, accompagnée de Damien, sort dans le jardin. Ils pénètrent une verdure paradisiaque où la lumière éclate en gerbes, car le Mistral souffle et bouleverse la flore.
Le vent chuinte dans le creux de l’oreille.
Quel vacarme, dit Damien.
Napoule observe une mouette qui vole vers la plage, tiret –
- tirade argentée, interrompue par une brusque bourrasque, qui reprend sa glissade un peu plus loin.
Napoule frissonne. Le grand air la sépare des siens. Derrière Napoule, la maison, le dôme, la carapace, l’œuf de la connaissance affirme parfaitement… ce que Napoule dans un sel élan sentimental sait être. Chez elle. Chez moi, dit Napoule en avançant dans le jardin.
L’herbe ensoleillée s’étale devant. Fleurs, arbuste, cyprès et sentier continuent le famillier jusqu’à la haie, où l’ombre l’étouffe. Si je quitte le jardin, pense Napoule, j’entre dans le vaste monde. Je serai et n’irai nulle part. Alors que ce jardin est l’arrangement concerté d’une multitude qui rappelle des souvenirs : le chat à l’affût – le cerisier – les cailloux – un papillon. Présentement, le passé illumine les choses. Sur l’herbe courbée par le vent des images heureuses dansent la ronde. Damien, l’air léger et dissipé, sent une rose. Le pré résonne de reflets métalliques. Soleil orangé, il est cinq heures.
Napoule rentre dans la maison pour prendre le thé. Depuis la cuisine, à travers la fenêtre, elle voit Damien immobile près des fleurs. Puis elle s’en va au salon.
Il reste dans la cuisine un courant d’air amer : le fantôme du passage de Napoule qui soutient le regard de Damien, maintenant posé sur la fenêtre vide.